Polina Akhmetzyanova

Résidence de Polina Akhmetzyanova - Fragments de répétition
Résidence de Polina Akhmetzyanova - Fragments de répétition

Née à Pervoouralsk (Russie) en 1987, Polina Akhmetzyanova est danseuse et chorégraphe. Elle fait partie de la compagnie "Institute of Dance" de la ville d’Ekaterinbourg de 2003 à 2007. Depuis, elle a participé notamment aux projets des artistes suivants: "On Foot/Red Hat" de Theo Cowley, "Rétrospective" de Xavier Le Roy, "Drumming" et "Work/ Travail/Arbeid" de Anne Teresa De Keersmaeker.


Compte-rendu

La première semaine de mon séjour sur l’île de Comacina a été ponctuée par la lecture de textes écrits par Alfred Jarry dans "Les minutes de Sable Mémorial". L’aspect "hommage" de mon travail à l'égard du danseur Valentin Parnak, réduit à un oubli presque total, m’a attiré vers ce titre de Jarry.

"Et j'entrai dans une morgue immense où les morts
dormaient en postures repliées, les bras croisés, le mollet
droit au talon gauche, les têtes renversées sur les poitrines. Et
des travailleurs – étaient-ce des morts aussi, le sais-je ? – les
épongeaient, actifs, admirables."

L’idée m'est venue d’aborder la difficulté de la danse "allongée", créée par Parnak et disparue depuis, à partir du paradoxe d’un corps "incorruptible". Des corps de saints et de momies. Le corps qui ne vit plus mais qui est présent, occupe l’espace de son lit et poursuit une certaine manière d'existence, une vie différente, souvent dans une situation d’exposition. Je voulais imaginer le comportement de ce mort-vivant, cette momie qui depuis longtemps peut-être est exposée aux regards, en dépit de sa volonté.

L’enjeu chorégraphique et surtout physique était de rechercher des états de corps raide, desséché, les variations de positions des pieds et des bras tendus, inspirées par les images de saints et de momies que je trouvais ou avais pu observer dans les catacombes de Palerme. Il fallait construire les expressions ou mimiques, figées dans la tension ou alors complètement abandonnées et relâchées, mais toujours fixes.

Dans cette approche de la construction d'un corps "incorruptible" se trouvaient des aspects théâtraux, expressifs ainsi que somatiques. Il s’agissait en effet d'un contrôle musculaire spécifique et précis. Les premiers essais m’ont paru suffisamment intéressants dans le croisement d'un sérieux quasi solennel et d'un humour potentiel. J’ai donc décidé de poursuivre dans cette direction.

Très rapidement mes journées ont commencé à prendre  un rythme similaire. Le matin était souvent dédié à mon entraînement physique quotidien et à la lecture. Le travail de recherche chorégraphique avait essentiellement lieu les après-midis et les soirs, pendant les heures de moindre chaleur.

Au bout de la deuxième semaine j’ai pu développer une séquence chorégraphique, une accumulation de différentes poses ou postures, qui se transformaient étape par étape, dans des mouvements très contrôlés et minimaux. J’ai joué avec la vitesse et l'ampleur du mouvement, toujours dans une échelle relativement réduite, pour parfois marquer le changement et passage à une autre pose, un autre corps, ou contrairement, essayer de le faire dans la manière la plus imperceptible. J’ai beaucoup travaillé avec la caméra et filmé presque chaque étape, chaque geste et expression de ma momie.

Pour mieux distribuer cette séquence dans le temps, j’utilisais le chant de Sophie Karthauser et d’Alfred Deller dont les airs solennels prenaient un caractère comique en tant qu'accompagnement. Ma relation avec la musique était intuitive tout en me procurant des repères dans le temps très pratiques.

Plus je progressais dans ce jeu qui est éventuellement devenu une technique, celle d’incorporer un mort-vivant, plus il était nécessaire de trouver un développement et d’autres activités pour ce personnage. Petit à petit j’ai trouvé les moyens d’introduire les éléments de réveil et d'étirements, rendant la situation encore plus fictionnelle mais aussi plus naturelle dans l’exécution physique.

Comme dans le passage d’Alfred Jarry, où les "travailleurs admirables" s’occupent des morts, je me mets dans la position de quelqu’un qui prend soin de préserver ce corps paradoxal de mort-vivant. J’explore ses besoins fictionnels de s’étirer, manger et s’amuser.

J’ai également exploré la possibilité d’utiliser des objets mais sans beaucoup de succès. La manière de les mettre en jeu me paraissait trop brutale et brisait la subtilité trouvée dans le travail du corps. La rupture entre ces deux matériaux n'était pas satisfaisante.

Un autre texte que j’ai étudié pendant la résidence est écrit par un chercheur russe, Alexei Yurchak, et s’appelle Bodies of Lenin : the hidden science of communist sovereignity.  Dans ma recherche sur "l’incorruptible" et la préservation je ne pouvais pas ignorer la présence phénoménale du corps de Lénine, toujours exposé à Moscou. "Le miracle" de cette conservation était aussi le miracle du régime soviétique qui écrasait les personnes comme Valentin Parnak.

Yurchak explique dans ce contexte que le corps de Lénine est "dynamique", puisque son contenu chimique est régulièrement altéré afin de maintenir la forme du corps.  Ce paradoxe de dynamisme centenaire dans un corps passif vis-à-vis du temps nous apprend beaucoup sur le comportement des "vivants" qui se sont servis de ce corps. L'existence de la forme inaltérée de Lénine leur permettait de se tortiller dans des manipulations hypocrites d'idéologies afin de préserver le régime.

 J’ai essayé de traduire cette idée de "maintenir la forme" à tout prix dans ma chorégraphie dans la manière la plus littérale, rendant cette idée absurde. Les notions de décomposition et de préservation sont devenues clés dans ce travail.

J’ai profité de ma résidence sur l’île pour en sortir (de l'île), et j'ai pu visiter les églises et villas des environs. Souvent je trouvais des reliques, des images ou des statues des corps de saints qui m’informaient non seulement sur la diversité de leurs positions mais aussi sur les esthétiques des embellissements, l’organisation et l’éclairage des lieux où ils "logent".  J’ai eu la chance de voir l’exposition Cachemire organisée par l’équipe de la Fondazione Antonio Ratti. Pour ma recherche de solutions relatives au décor et qui consiste en de nombreuses couvertures et coussins,  il était intéressant de découvrir les exemples de tissus et de motifs du XIXème et du XXème siècle.

J’ai eu la chance d’avoir dans mon voisinage une photographe Els Vanden Meersch accompagnée de son fils Casper. Leur compagnie agréable m’a aidée à changer parfois le rythme de mon travail. Nous avons entrepris plusieurs escapades inspiratrices qui m'ont rafraîchi le regard sur mon projet. Els est une artiste plus expérimentée et j’étais contente de pouvoir partager avec elle mes préoccupations artistiques ainsi que pratiques.


Dernière mise à jour
21.10.2016 - 11:17

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