Avignon Station(s) - Entre fiction relationnelle et coproduction, un tourbillon de relations
Transformations économiques, environnementales et politiques, fiction relationnelle, impact de la coproduction internationale. Incontestablement, le Festival d’Avignon et le Festival Off résonnent fortement en 2024 ! Analyse polyphonique d’une édition étonnamment mixée et imprévisible.
Qui aurait imaginé que la nuit du 4 juillet 2024 deviendrait la nuit la plus longue de cette édition du Festival d’Avignon, et la cour d’honneur du Palais des Papes l’espace de liberté le plus inattendu et le plus troublant "d’union démocratique, de force, d’espoir, de barrage à l’extrême droite" ? Qui aurait imaginé qu’entre les deux tours des élections législatives anticipées en France, la phrase italienne "Siamo tutti antifascisti !" ("nous sommes tous antifascistes") serait transformée en feu de joie par 2.000 personnes dans la cour d’honneur ? Et que la poursuite de la démocratie serait mise en déclaration d’amour, en danse et en musique ?
L'amour est un passage
C’est dans la célébration de la résistance et de l’amour que se trouve le sens de la 78e édition du Festival d’Avignon. "S’il y a bien une chose sur laquelle nous insistons, qui est presque un projet idéologique, c’est l’amour de l’autre. Plus que la curiosité ou le respect de l’altérité, c’est vraiment l’amour de l’autre. C’est ce que les Grecs appellent Xenophilia", insiste Tiago Rodrigues, metteur en scène, dramaturge et directeur du festival. Ainsi, en affirmant que la création peut franchir toutes les distances – au-delà du cercle restreint, - il met en évidence le fait qu’elle peut laisser la place "à ce qui manque" au sens d’Adorno.
"Quelle place accorde-t-on ? Pour moi, c’est LA question démocratique", interpelle Marie-Pia Bureau, directrice de l’Office National de la diffusion artistique (ONDA). "De toute évidence, il y a une concentration des pouvoirs aux mains des personnes, des opérateurs et acteurs culturels et artistiques – expertise, jugement de valeur, choix de programmation. Si nous acceptons d’en céder une partie à celles et ceux qui n’en ont pas, je suis convaincue que nous verrons surgir d’autres manières de faire, de dire, d’autres formes. Il est là le nœud. Je sais combien tout cela est épineux".
Pour bien le comprendre, il suffit d’écouter aussi ce que nous dit l’artiste indigène queer Tiziano Cruz - grande révélation du festival avec Soliloquio et Wayqeycuna, depuis l’endroit d’où il vient, "d’un endroit perdu dans la montagne, dans le nord de l’Argentine, Jujuy" : "je pense que nous avons été ‘désindigénisés’. Notre langue n’existe plus, faute d’avoir été transmise. Nos cultures ont été éradiquées (…) à chaque fois que je crée un spectacle, je récupère un peu de ma culture perdue. Et je la partage. C’est ma manière de sauvegarder le rituel".
A cet égard, il est important de souligner qu’au Théâtre des Doms, Pôle sud de la création en Belgique francophone, se loge toujours la question de la rencontre dans la programmation – sous le signe de l’amour dans le Festival Off 2024. "Plus que jamais !, insiste Alain Cofino Gomez, directeur sortant du théâtre. Ce d’autant que les pays de l’UE se replient sur eux-mêmes, englués dans une Histoire passéiste qui semble idéale, sécurisante et surtout, ressemblante. C’est ce que peuvent les arts de la scène. Faire rencontrer des dire et des faire très divers qui nous ébranlent et libèrent de la ressemblance".
La pensée de la fiction relationnelle (ou fiction de la relation)
Qu’en est-il de la programmation du festival ? Plus qu’en 2023, nous sentons des basculements vers des questionnements similaires, des circulations de motifs tels que la justice, l’amour, la mémoire ou la dignité, des étoilements de mots et des formes hybrides inédites, qui nous rappellent que la scène actuelle pose moins des questions de représentation que de relation(s), soulignons-le, avec tout ce qui nous entoure. Quelque chose de nouveau prend corps devant nous, quelque chose qui est imprévisible, que l’on peut nommer : la pensée de la fiction relationnelle (ou fiction de la relation). Autrement dit, le théâtre se "dé-réellise" pour mieux se "réelliser" dans la relation. Ce qui est aussi notable autrement aux Rencontres Recherches et Création Histoire(s) en mouvement de l’ANR. Ou aux Rencontres de la photographie d’Arles, avec notamment la rétrospective incroyable de la Collection Astrid Ullens de Schooten Whettnall / Fondation A. Ou encore dans l’exposition Chacun de nous, tous ensemble de Gustav Metzger et la pièce musicale The Great Yes, The Great No de William Kentridge – en partenariat avec le Festival d’Aix-en-Provence – à LUMA Arles.
Le constat est partagé par Tiago Rodrigues : "On observe une sorte de revitalisalisation de la fiction moins pour des raisons formelles et esthétiques que par nécessité. Toutefois, le Festival d’Avignon est international et pluridisciplinaire. C’est le décentrement, le croisement fécond de plusieurs temporalités et temps de travail dans divers endroits du monde. Dès lors ‘généraliser’, c’est toujours le danger de porter un regard eurocentré et limité sur ce qui nous entoure. Dans tous les cas, aussi bien Lorraine de Sagazan dans Léviathan que Yinka Esi Graves dans The Disappearing Act - pour ne citer qu’elles – proposent dans leurs odyssées exploratoires respectives du monde judiciaire et des racines profondes du Flamenco, un théâtre et une danse qui cherchent moins à représenter le réel qu’à développer une relation avec le réel. Ce qui produit des formes artistiques à la fois dynamiques et réflexives, qui vont au-delà du simple constat que peut faire le théâtre du réel qui veut traiter un sujet".
C’est ce que Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues fait aussi. La virtuosité du dramaturge se manifeste dans la manière dont il opère une fiction relationnelle en faisant des va-et-vient constants entre le fait réel – la maltraitance de l’enfant autiste -, le méta-théâtre et la tragédie classique Hécube d’Euripide. Produisant ainsi avec la troupe de la Comédie Française une réflexion très actuelle sur la justice – en attente - avec pour corollaire la dignité.
Plus simplement, et plus radicalement, "les artistes éprouvent à nouveau la nécessité de raconter des histoires", note Alain Cofino Gomez. On le voit : les pièces L’amour c’est pour du beurre d’Eline Schumacher et Sauvez Bâtard de Thymios Fountas sont les lieux de chassés-croisés très inventifs entre la fiction et la réalité quotidienne, entre la douleur et l’apaisement. Ce que l’on retrouve finalement dans toutes les autres pièces programmées à travers des formes très différentes : la conversation-débat authentique Talk Show de Gaël Santisteva ; le conte d’émancipation féministe et filial Héritage de Cédric Eeckhout ; les jeux de pouvoir entre la marionnette et les manipulateurs dans Pouvoir de Une Tribu Collectif ou le stand-up rétrofuturiste Wireless People de Greta Fjellman et Maïa Blondeau. Ou encore le rituel féministe des centauresses-cyborgs Ruuptuur de Mercedes Dassy.
Au Théâtre Episcène, à y regarder de plus près, l’émotion dans le splendide seule en scène avec piano Lève-toi de la chanteuse, autrice et compositrice Sarina – malvoyante de naissance – vient moins de l’effusion programmée que de la composition organique entre le standup, la musique et le récit de soi. Soudain, quelque chose se passe comme dans le très énergique cirque des origines Reclaim de Patrick Masset, librement inspiré du Ko’ch en Asie Centrale à la Manufacture. On sent que la paix est soudain possible dans la diversité.
Il faut dès lors insister sur l’importance de la pensée philosophique du poète Edouard Glissant pour comprendre précisément ce qui est à l’œuvre aujourd’hui : "Il me semble que le nœud, c’est la poésie. Parce qu’elle est la seule capable de lier le concret du monde et le fantasme du monde. De lier les deux".
La coproduction internationale, un tourbillon de relations
"Clairement, nous sommes à un moment charnière, à la fois économiquement – les marchés se rétrécissent –, environnementalement – l’empreinte carbone – et politiquement – la mise en place des nouveaux gouvernements en Fédération Wallonie-Bruxelles avec des déclarations de politiques régionales et communautaires–. Et puis, le Théâtre des Doms a une nouvelle directrice, Sandrine Bergot. J’en profite pour saluer le magnifique engagement d’Alain Cofino Gomez dans ses programmations artistiques tout au long de ces années. Pour nous, le Festival d’Avignon et le Festival Off restent un enjeu majeur pour les opérateurs et acteurs culturels belges, en termes de diffusion en France et à l’International", souligne Pascale Delcomminette, Administratrice générale de WBI et de l’AWEX. "Plus que jamais, nous devons accompagner leurs ambitions : la concurrence est de plus en plus grande en France, du fait de l’explosion du nombre de spectacles et des coupes budgétaires dans la culture, décidées en 2024. La diffusion se resserre sur le territoire français. Les spectacles français sont priorisés. C’est donc une année charnière. D’où, entre autres, la Journée Major Tom – la présentation de 4 projets de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de 4 projets français – imaginée par le Centre Wallonie-Bruxelles à Paris, l’agence publique Wallonie-Bruxelles Théâtre Danse (WBTD) et l’ONDA au Grenier à Sel durant le festival. Ou la participation de WBTD à la Journée des partenaires de l’ONDA qui a réuni plus de 600 professionnels à la Fabrica. Toutes ces initiatives sont autant de tremplins vers des opportunités de réseautage et de coproductions internationales. A cela, s’ajoutent bien évidemment les actions des opérateurs culturels belges qui favorisent la mise en réseau internationale à l’échelle européenne. Telle que Prospero - Extended Theatre qui regroupe 9 pays européens et le média ARTE dont le Théâtre de Liège fait partie".
Quelle est la couleur belge au Festival d’Avignon ? Le Retour de Patrick Corillon s’est fait en douceur avec L’Atlas du Tendre dans le cadre du parcours "Avignon Enfants à l’honneur", dans la cour d’honneur du Palais des Papes. On s’émerveille de la variété des voix mises en lecture par le metteur en scène Armel Roussel dans l’émission radiophonique Ça va, ça va le monde de RFI avec Pascal Paradou. La présence maîtrisée de l’acteur Cédric Eeckhout signe le grand retour du metteur en scène argentin Mariano Pensotti avec la création itinérante Une Ombre vorace, sur les questions du double, de la personne au vrai-faux récit.
De manière inattendue, les coproductions belges ont zébré avec brio le Festival d’Avignon. Pas moins de cinq coproductions internationales pour le Théâtre de Liège, dont deux dans la cour d’honneur : Lacrima de Caroline Guiela Nguyen ; Absalon Absalon de Severine Chavrier ; Qui som ? de Baro d’Evel ; Daemon d’Angelica Liddell ; Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux de Krzysztof Warlikowski. Et deux coproductions internationales pour le Théâtre National Wallonie-Bruxelles : La vie secrète des vieux de Mohamed El Khatib ; Los días afuera de Lola Arias. Prendre la mesure de ce constat exige qu’on se demande : comment expliquer la montée en puissance des parts de coproduction des opérateurs culturels de la Fédération Wallonie-Bruxelles dans le montage des productions internationales ? Quelles sont les échelles ? Sans doute, toutes. De la plus petite à la plus vaste. Mais avec quelle cohérence et quelles interactions ? Intra-Européennes, entre l’Europe et le Sud, entre le Nord et le Sud. Car la géopolitique de la coproduction internationale bouge. Que vaut l’engagement des opérateurs culturels belges francophones, et plus largement européens, vis-à-vis des artistes du Sud global ? Comment renverser les manières de voir pour que les créations et les artistes venus des pays extra-européens soient considérés à leur juste valeur ?
Ce dont parlent tous les professionnels, c’est de visibilité. La coproduction internationale est un processus de visibilisation. Serge Rangoni, directeur général artistique du Théâtre de Liège, l’explique clairement : "Du fait des coupes budgétaires généralisées dans la culture un peu partout et de l’indexation des subventions en Belgique, le Théâtre de Liège est aujourd’hui un théâtre qui compte. Même si nous ne prétendons pas être un partenaire équivalent à la Ruhrtriennale ou au Festival International de Manchester, notre poids équivaut à celui des grands partenaires internationaux. ‘Participer au montage de production d’une œuvre en Avignon’ est un outil majeur de visibilisation des artistes ! Le Festival d’Avignon est une sorte de labellisation. D’une part, elle mobilise l’attention des publics du Théâtre de Liège vis-à-vis des artistes et des œuvres coproduites. Ce d’autant que les Amis du Théâtre se rendent chaque année au festival et en parlent beaucoup autour d’eux ensuite. Et d’autre part, elle témoigne du dynamisme du Théâtre de Liège auprès des partenaires culturels internationaux qui sont susceptibles de coproduire les prochaines œuvres des artistes que nous accompagnons et les programmer. Incontestablement, l’un des défis majeurs du territoire belge est la conservation des œuvres. Sans coproduction, un spectacle peine à exister, à la fois nationalement et internationalement".
Les propos de Valérie Martino, directrice de production et diffusion du Théâtre National Wallonie-Bruxelles font échos à ceux de Marie-Pia Bureau, contre l’accaparement des moyens de production par quelques-uns. Être solidaire comme corolaire de l’acte de coproduire : "Il n’y a pas UN modèle de coproduction, il y en a plusieurs. Dans le cas de notre apport en coproduction à la pièce Los días afuera de l’artiste argentine Lola Arias, j’y entrevois une forme de capital symbolique, une solidarité. A l’instar d’autres partenaires européens, nous reconnaissons et affirmons ainsi l’importance des gestes et paroles de Yoseli, Paulita, Carla, Estefania, Noelia et Ignacio sur leurs conditions de vie de femmes au sortir de la prison pour femmes d’Ezeiza, à Buenos Aires. Dans le monde d’aujourd’hui, il n’y pas un être humain qui a plus de valeur qu’un autre. En outre, les opérateurs culturels et artistiques ont une vraie responsabilité. Ils ne doivent pas uniquement s’inscrire dans les coproductions d’œuvres d’artistes bien inscrits dans le paysage international. Ils doivent défendre les artistes moins confirmés et/ou qui vivent dans des pays qui n’ont pas les moyens financiers nécessaires pour soutenir la culture. Cela étant dit, il est important de comprendre que le Théâtre National s’inscrit forcément dans le réseau européen des grands créateurs et de la création, en Wallonie, à Bruxelles et ailleurs. Le TN a toujours été aux côtés des artistes qui comptent. Il les soutient, les cofinance et les présente. Ce qui compte beaucoup pour les publics, me semblet-il. Ce d’autant que Bruxelles est la capitale de la Belgique et des institutions européennes. Le brassage culturel y est important. Le Théâtre National doit être en mesure d’y répondre en termes d’offres culturelles".
Pour autant, le montage des productions internationales n’est pas exempt de difficultés. "Dans l’immense espace de coopération qu’est l’Europe, le risque d’un entre soi esthétique est bien réel. Ce d’autant qu’un circuit s’impose, que nous marchons souvent dans des sentiers battus", prévient Tiago Rodrigues. Sur le même plan, comme Alain Cofino Gomez le préconise : "peut-être faudrait-il mettre plus en avant les coproductions internationales plus ‘singulières’ des opérateurs culturels de taille moyenne, afin d’enrichir le paysage".
"Les opérateurs culturels nous font part du fait que les tutelles publiques, surtout locales, remettent de plus en plus en question la part financière dédiée à l’international, en invoquant des prétextes à la fois écologiques et économiques : impact carbone, soutien des artistes locaux", explique Marie-Pia Bureau. Cela en dit long. "Il ne faut pas oublier que la création internationale est un outil de confrontation, et donc de frictions, entre les publics et les artistes", poursuit Valérie Martino. Il est utile de rappeler aussi que l’obtention des visas des artistes issus du Sud global est également un frein à la coproduction internationale, aujourd’hui. Pour autant, faut-il renoncer à "une écologie de l’attention" ?
C’est la force d’Avignon, effleurer du doigt le vertige de la création qui est un processus qui ne s’arrête jamais, aujourd’hui inextricablement mixée, dans un tourbillon de relations. Où la Belgique compte. Parce qu’un seul langage ne peut pas survivre.
Par Sylvia Botella
*Les propos du présent article sont extraits des entretiens réalisés par Sylvia Botella avec Marie-Pia Bureau, Tiziano Cruz, Alain Cofino Gomez, Pascale Delcomminette, Valérie Martino, Serge Rangoni, Tiago Rodrigues en juillet et août 2024.
Cet article a été écrit dans la foulée du dernier festival d'Avignon, dans le cadre de la Revue W+B n°165.