Quatre jours dans l’écosystème culturel belge avec Carlos Cuadros Soto, directeur général du Centre Niemeyer en Espagne
Du 4 au 8 octobre, Carlos Cuadros Soto, à la tête du Centre Niemeyer, a parcouru la Belgique francophone entouré d’une délégation de Wallonie-Bruxelles International. Une visite à la rencontre de créatrices, créateurs et d’institutions culturelles, attentif aux spécificités du secteur de la danse ou de l’art contemporain, en quête de possibles affinités ou de circulations futures entre nos deux territoires. Cette démarche s’inscrit dans le contexte d’Europalia Espana, qui célèbre l’Espagne jusqu’en février 2026.
Un programme multiple entre institutions et visites d’ateliers
À la Raffinerie, dans cette ancienne usine sucrière de Molenbeek devenue centre chorégraphique et siège de Charleroi Danse, Carlos Cuadros Soto et l’équipe de Wallonie-Bruxelles International ont découvert "Les Oiseaux" de Lenio Kaklea. Sept danseurs y explorent la métamorphose homme-animal dans une pièce nourrie de questionnements écologiques. Ils ont pu s’entretenir avec Fabienne Aucant, directrice de Charleroi Danse et Olivier Grasser, directeur de Contretype.
Sous une autre forme, ils ont retrouvé dès le lendemain, cette attention au vivant chez Lise Duclaux qui leur a généreusement ouvert son atelier. L’artiste y travaille notamment sur les plantes urbaines marginalisées, ces graines et racines qui résistent dans les fissures de la ville. Sa méthode emprunte à la biologie et à la cartographie, mais c’est finalement une forme de poésie critique qu’elle développe. Au mur, on peut lire ses textes comme des slogans à déflagration immédiate mais dont le sens fait chemin, à l’image des racines, plus lentement et profondément. Elle présente les planches qu’elle dessine pour les costumes d’un opéra baroque à venir à l’Escher Theater (Luxembourg) et on sent comme une odeur d’après déluge. « Dessin, peinture, photo, performance, je fais beaucoup, dit-elle, mais je ne suis pas rapide ». Et ces quelques mots s’agencent sur le planning virtuel des deux interlocuteurs.
Parce qu’il est question de ça, dans ces visites en prise directe avec les artistes, leur œuvre, leur atelier. Sous des airs de conversation, chacun prend la mesure de l’autre, de ses possibles, de ses désirs et de ses contraintes. L’humanité de ces échanges est la meilleure garantie de trouver le bon moment, le bon lieu, la meilleure forme de programmation pour l’artiste, l’institution mais aussi pour le public.
Chez Bento, bureau d’architecture qui expérimente la construction avec le mycélium et la terre crue, la problématique des ressources, de l’environnement et du vivant revient. Les trois partenaires architectes accompagnés à présent d’un designer, s’enthousiasment dès qu’il s’agit de créer du nouveau, de répondre à des contraintes. Leurs travaux sont toujours liés à l’art et le produit des recherches effectuées dans leur labo. Ils maîtrisent l’ensemble du processus de création : la gestation d’un projet où le construit servira une philosophie de vie et visera une relation harmonieuse entre l’humain et son environnement, la recherche sur matériaux, le design architectural voire l’étude de la réverbération du son ou de la lumière.
En ce sens, leur pavillon vénitien à la Biennale d’Architecture 2023, est exemplaire de leur démarche, avec la création d’un vaste espace qui accueillait généreusement la lumière en invitant parallèlement au silence, à la quiétude par la réception acoustique particulière de leurs panneaux de mycélium.
En permettant de toucher la matière, de pénétrer leur labo, de voir la maquette de leur prochaine réalisation, l’échange devient plus concret et confiant. Peut-on faire voyager leur création, peut-on imaginer quelque chose de neuf et spécifique à Niemeyer? Au-delà des défis pratiques que pose un spectacle, une installation ou une exposition quand il s’agit de les programmer à l’international, le curateur cherche les récurrences, les obsessions communes qui permettront au public espagnol d’appréhender un nouvel univers artistique.
Vers l’espace public
Le déjeuner avec Younes Baba Ali déplace la conversation vers l’espace public et l’intervention. L’artiste pratique une "guérilla artistique" contextuelle, où chaque projet naît d’un territoire spécifique et de ses tabous. Il part de l’existant et intervient. A Kanaal, par exemple, en animant des casiers d’ouvriers abandonnés dans cet ancien garage qui deviendra bientôt un musée, il fait le lien entre un univers du quotidien, populaire et un espace d’exposition, un lieu où on s’activait à réparer et un endroit plus contemplatif. Au détour de la conversation, très vite, des points de jonction apparaissent entre les expériences de l’artiste et du curateur à travers notamment leur intérêt artistique pour le… pigeon voyageur. La symbolique est forte ! Si la colombophilie fut un art majeur en Belgique, on était loin d’imaginer qu’elle passionnait aujourd’hui les jeunes sénégalais. L’expérience menée par Younes Baba Ali à Dakar avec un colombier mobile auprès de jeunes passionnés a soudain intéressé Carlos Cuadros Soto qui a lui-même produit une exposition au centre Niemeyer. Incidemment, les frontières tombent même si l’ancrage local reste en discussion.
Faut-il transplanter ou plutôt inviter l’artiste à créer quelque chose de nouveau pour un autre contexte ? Ces interrogations pratiques sont au cœur du métier de programmateur.
Sortir des murs, trouver des langages communs, partager ou investir des territoires étrangers, Anna Rispoli connaît. L’artiste nous accueille dans un atelier partagé vaste et chaleureux. Au balcon, des kakemonos en tissu portent les slogans d’une campagne électorale fictive, visant à faire élire une candidate sans papiers. Son art est toujours participatif. Il porte les enjeux que pose notre société au-delà des murs en investissant l’espace public le plus commun avec une démarche artistique ouverte à tous. Elle construit ainsi un autre espace public en menant des actions festives avec les gens qui habitent là, femmes sans papiers, voisins, personnels soignant... C’est un art qui devient matériel par l’action commune, qui porte au-delà du symbolique à un endroit où il n’est pas attendu.
Elle a ainsi réalisé un défilé de mode avec des femmes sans papiers, hors des standards féminins, au cœur de la ville, sur un pont entre deux quartiers où les questions de migration ont une forte prégnance. Ses démarches artistiques fédèrent et le travail perdure aujourd’hui au sein d’une institution pour les femmes en Espagne et en Belgique notamment.
Une visite au MAC’s avec Ángel Vergara
La visite au MAC’s de Grand-Hornu, ancien charbonnage devenu musée, était l’occasion pour Carlos Cuadros de retrouver Angel Vergara, artiste bruxellois d’origine asturienne qu’il a exposé lors d’une récente grande rétrospective au Centre Niemeyer. En parcourant les expositions en cours, avec Denis Ghielen, le directeur du MAC’s, l’exemple de ce dialogue réussi entre pays et institutions est évoqué et parallèlement les grands défis institutionnels résonnent. Comment créer ensemble ou faire circuler les expositions ? Quels sont les coûts réels d’une itinérance ? Quels fonds européens peuvent faciliter ces échanges ? A quel public s’adresse-t-on ?
L’inauguration d’Europalia à Bozar, en présence des couples royaux, a clôturé la visite sur une note plus protocolaire mais symbolique avec l'exposition "Luz y sombra" dialogue avec Goya et 70 artistes espagnols.
Prendre le temps d’aller à la rencontre des artistes et des institutions sur leur terrain, c’est faire un pari de programmation éclairée. Ce travail de tissage progressif permet d’identifier des affinités esthétiques, d’évaluer des faisabilités logistiques, d’imaginer des formats possibles, un contexte favorable. Certaines pistes resteront lettre morte, d’autres se concrétiseront dans deux ou peut-être trois ans, au fil des emails, des budgets, des opportunités.