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Avignon 2023 | De l'art et du festival

17/10/2023
« Marche Salope » par Céline Chariot au Théâtre des Doms © J. Van Belle - WBI

En 2023, le Festival d’Avignon et le Festival Off confirment leur enracinement dans le réel, les portes grandes ouvertes vers l’Histoire, l’intime et l’universel, inventant un éventail d’écritures et d’imaginaires d’une grande diversité et une pluralité de visions du monde souvent engagées. Un succès auprès de la critique comme du public. La Belgique brille.

 

Cette année plus qu’une révolution, c’est la vie à nu qui domine Avignon 2023, mais sans se contenter de l’enregistrer. Ou la pétrifier. Au contraire, il s’agit de la porter jusqu’à hauteur des  arts vivants pour l’exalter, au plus près du désir des artistes en pleine émancipation. Le Festival d’Avignon cristallise l’énergie et les préoccupations de son temps. Il s’impose comme la  matrice des expérimentations des artistes et surtout des femmes qui posent un geste artistique très radical sur les rapports entre théâtre et réel, ouvrant d’autres portes vers l’Histoire, l’intime  et l’universel. Et surtout, refondant avec brio une solidarité agissante et une assemblée humaine debout. 

 

Au Festival Off, nous sommes sensibles à la conception de la programmation d’Alain Cofino Gomez, qui se développe, s’enrichit au Théâtre des Doms - Pôle Sud de la création en  Belgique francophone. Son côté sériel. Avec en son cœur le Prix Jo Dekmine décerné à l’étonnante artiste pluridisciplinaire Castélie Yalombo. « Lorsque j’ai commencé à opérer des choix de programmation, j’ai pris conscience qu’il y avait là des Parcours Flamboyants de femmes, à la fois signifiants et significatifs. Le fait de se tenir tout près d’une femme, artiste ou non,  marquée par les violences, les accidents ou les luttes, et la suivre est un geste artistique puissant », explique le directeur du théâtre. 

 

Et un gage de réalité qui permet d’englober beaucoup de choses, intimement liées à la misogynie mondiale et à la remise en question constante de l’émancipation des femmes, pointées par le sociologue Abram De Swaan durant les dixièmes « Rencontres Recherche et Création » de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) et le Festival d’Avignon. C’est le point où les  émotions deviennent partageables. Elles « traduisent la compassion, les révoltes, la résilience, l’espoir, la violence, qui toujours nous renvoient brillamment un autre regard sur nous, un autre regard sur notre être. Parce que beaucoup l’ont dit dans leurs spectacles, tout revient à une question d’identification. Et finalement, ce n’est que Ode à la vie, ici », souligne Pascale Delcomminette, Administratrice générale de WBI et de l’AWEX. 

 

Pour le metteur en scène et dramaturge portugais Tiago Rodrigues, prendre la direction du Festival d’Avignon, qui appartient un peu à tout le monde dans l’inconscient collectif, c’est  vertigineux. C’est comme un café lumineux pour l’Europe inspiré de la pensée de Georges Steiner où les artistes inventent les arts vivants, en débattant et partageant des expériences et  des pratiques artistiques très diverses au cœur de la vie citoyenne. C’est comme un café à la belge où l’on y croise « l’une des légendes de la danse, l’artiste Anne Teresa De Keersmaeker » dont Exit above marque le second tournant majeur dans son œuvre. Et « pour la première fois, Patrick Corillon, sorte de sorcier de la poésie et des objets », interpelle Tiago Rodrigues. L’artiste y présente le projet Portrait de l’artiste en ermite ornemental avec Dominique Roodthooft. Visuellement saisissant, un mélange riche et composite de flamboyance, de spectacle, d’exposition, d’éditions, de films d’animation, de rencontre littéraire et de colloque qui impose plusieurs régimes d’images, de rythmes et de temps. Comme dans Le Jardin des Délices de Philippe Quesne, ce qui impressionne dans l’œuvre de Corillon, c’est l’importance constante de l’imaginaire. Ici, la matière n’a pas de fin. Au Festival, on y retrouve aussi Clément Papachristou – artiste associé du Théâtre National Wallonie-Bruxelles (TNWB) – et son frère Guillaume en situation de handicap dans la proposition de Chiara Bersani et Marco D’Agostin, qui font dialoguer corps et paysages dans la pièce en décors naturels Paysages partagés de Caroline Barneaud et Stefan Kaegi. Ou encore le danseur Mohamed Toukabri, associé au Théâtre Les Tanneurs, qui questionne le deuil avec Luca Giacomo Schulte dans le rituel artistique For the Good Times à Vive le sujet !, tentatives proposées par le Festival  d’Avignon et la SACD. « Je le dis avec la tendresse du Portugais que je suis : ce petit pays d’une terrassante densité d’artistes, rayonne. Il pourrait à lui seul composer une édition du  festival », poursuit le directeur.  

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Visions du réel

Entre l’adaptation de Julie Deliquet du film documentaire culte de Frederik Wieseman Welfare sur les déclassés dans les années 1970 à New-York et la manière singulière de Patricia Allio de questionner les politiques migratoires dans Dispak Dispac’h, se pose une question en creux : comment réarticuler théâtre documentaire et théâtre documenté, art et politique, art et  militantisme ? Pour Julie Deliquet, pas question d’imiter la mise en scène de Wieseman dans la Cour d’honneur du Palais des Papes transformée en gymnase, ni l’ancrer dans le présent. Pour  que l’alchimie entre le documentaire et la fiction théâtrale opère de manière féconde, l’artiste s’attache à la langue comme muscle. Dans la joute verbale, les invisibles usent de stratégies pour  poser des mots sur leur situation et bénéficier de droits sociaux. Dans Dispak Dispac’h, Patricia Allio se « sert de la scène comme d’un espace de réanimation sensible » : elle fabrique une  communauté de témoins en mouvement, capable d’écouter la langue juridique, et accueillir ses vulnérabilités dans un dispositif safer. Ici, « le théâtre est insubstituable, car ce qui s’y passe ne pourrait pas se passer dans une salle de conférence. On ne pourrait pas y réunir le boulanger gréviste de la faim qui a fondé l’association patrons solidaires, la vice-présidente de la Ligue des  droits de l’homme et le co-fondateur de Utopia 56. S’il se passe quelque chose, c’est parce que le rôle de témoin est performatif », insiste la metteuse en scène.

 

Au Théâtre des Doms, dans cette même vague de dépassement du réel, l’artiste associée du TNWB Gaia Saitta innove en un sens dramaturgique le fait divers. A l’instar du travail de Tim  Crouch - soulignons le splendide Truth’s a Dog Must to kennel - elle muscle la communauté spectatorielle : « Un jour, Christiane Jatahy m’a dit : il s’agit moins de représenter l’histoire  tragique d’Irina qui a perdu ses fillettes que raconter la manière dont elle imprime ton cœur. L’idée a fait son chemin. Cette histoire nous appartient. Le public est le sujet de l’histoire. La  communauté, c’est nous. Je crois que dehors c’est le printemps est à la fois un rituel et une maïeutique. À l’entrée du public, je désigne neuf personnes qui acceptent de raconter l’histoire  avec moi. Elles ne ressemblent pas aux protagonistes de l’histoire afin de nous affranchir du réel. La fiction nous libère ».

 

Dans Méduse.s, créé au Festival Émulation, La Gang mélange les histoires de viol de femmes entendues en voix off au grand mythe grec Médusa – violée par le dieu Poséidon et transformée en monstre par la déesse Athéna. Elle donne ainsi à voir quelque chose de plus grand que nos « petites histoires » : l’intime mène à l’universel. 

 

La photographe Céline Chariot, sous l’œil attentif de Jean-Baptiste Szezot, performe la scène de crime dans Marche Salope, créé au Festival de Liège : « Si je traite du viol et de la mémoire  traumatique en (dé)composant la scène de crime et produisant des images, c’est parce qu’on oublie trop vite que le viol est un crime jugé aux Assises. Ce qui est rarement le cas à cause de  l’encombrement des tribunaux. En réalité, les violeurs sont moins accusés de viol que d’agression sexuelle devant le tribunal correctionnel. Et donc, passibles de peines plus légères ». 

 

D’autres artistes attisent le style comme porteur de fond. C’est le cas de Gwendoline Gauthier, qui interprète fast and furious Effie dans Iphigénie à Splott de Gary Owen au Théâtre 11. Une  jeune fille dont la vie est une sempiternelle lutte dans les quartiers populaires de Cardiff : « À la manière des habitants de Cardiff, je parle très vite. Ce parti pris interroge profondément les  liens entre écoute et intérêt : les spectateurs regardent avec leurs oreilles. Ils incorporent et conscientisent davantage l’impact tragique de la politique sur notre existence. Et surtout, plus  largement, que les jeunes filles sont en première ligne de la pauvreté ».

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La mémoire dans le présent

« Tu es un moi possible dans le passé. Je suis un toi possible dans le présent… un océan de mots nous sépare », récite la poétesse Lesley-Ann Brown sur la vidéo de l’artiste dano-trinidadienne Jeannette Ehlers dans l’exposition Søsterskap aux Rencontres de la photographie d’Arles. Cette phrase à elle seule pourrait condenser les pièces Carte noire nommée désir de  Rebecca Chaillon et Marguerite : Le feu de l’artiste autochtone franco-anichinabée Émilie Monnet, qui offrent un contre-champ intéressant au spectacle Angles morts de Joëlle Sambi au  Théâtre des Doms. Elles interrogent le féminisme intersectionnel, la colonisation et le racisme en France et au Canada au gré d’une dramaturgie disruptive, non linéaire qui renvoie elle-même aux sautes de l’Histoire. Si cela produit un effet de surprise, c’est parce qu’on est ici dans l’après-réconciliation : on ne cherche plus à concilier les histoires, les points de vue ou les ressentis divergents. C’est sans doute dans cet écart que nait l’agora démocratique si fascinante à observer dans la salle. Et la possibilité d’un nouvel imaginaire humaniste.  

 

Pour la première fois, et en dépit du service d’ordre mis en place très vite par la direction du Festival d’Avignon, l’équipe artistique de Carte Noire a fait l’objet de violences : doigts d’honneur,  « on est chez nous », agression physique. « À Avignon, on est sur un trône. Jusqu’à présent, il n’y avait jamais eu de femmes noires qui traitent des questions coloniales et du racisme en  France programmées au Festival d’Avignon. Forcément, cela fait grincer des dents dans le Vaucluse où le Rassemblement national a remporté les élections législatives », explique la  performeuse bruxelloise Ophélie Mac.

 

Autre spectacle important, A Noiva e o Boa Noite Cinderela de Carolina Bianchi et Cara de Cavalo. Perfusé au GHB, s’appuyant sur la performance de l’Italienne Pippa Bacca, violée et tuée en  2008 en Turquie alors qu’elle ralliait, en robe de mariée et en autostop, le Moyen-Orient depuis l’Italie, et s’ancrant dans l’Histoire de l’Art de la performance féministe, le spectacle libère une  profonde réflexion sur la condition de la femme. Qu’est-ce qu’être femme ? Qu’est-ce que signifie être partout chez soi ? Des questions qui traversent avec fulgurance le bleu délicat des  œuvres de Hanieh Delecroix et les photographies de Fatimah Hossaini, qui côtoient les photographies urbaines de la Bruxelloise Alexandra de Laminne dans sa galerie Petit Paradis, dans le  cadre du Pavillon du futur Iran initié par le Théâtre La Manufacture. Enfin, ce qui est passionnant, c’est de (ré)écouter le discours sur le Mariage pour tous prononcé par Christiane Taubira à  l’Assemblée nationale en 2013, lu par Sandra van de Kamp dans le cadre des Lectures Unique en son genre coordonnées par Sébastien Hanesse au Théâtre Episcène. On se rend compte à quel point certains mots sont encore la chair à canon de l’extrême droite. Et qu’aucun droit n’est acquis.

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Conscience, perception et écritures de soi

Comment parler de soi ? Comment donner à voir et ressentir un ébranlement intime ? A quelle distance se tenir d’un visage en larmes ou tordu par la douleur ? Ou encore par la colère ? De  tels visages, de telles questions, de telles émotions, on les a vus, on les a éprouvés dans plusieurs pièces à l’apparence « modeste » qui montrent bien qu’il n’y a pas de « petites pièces » :  Kheir Inch’ Allah de Mohamed Ouachen et Yousra Dahry au Théâtre Episcène ; Grosse grosse grosse de Guillaume Druez à la Scala Provence. Ou bien Y’a brûler et cramer de Camille Freychet ;  Beat’ume de Z&T, Le Solo de Lucie Yerlès et Gaspar Schelck, Dominique toute seule de Marie Burki, Voie, Voix, Vois de Antoine Leroy, Gaël Santisteva et Saaber Bachir au Théâtre des Doms. Ou encore À cheval sur le dos des oiseaux de Céline Delbecq aux Halles ; Water, l’atterrée des eaux vives de Castélie Yalombo et Balec de Chloé Beillevaire & Sabina Scarlat à La Belle Saint  Denis. C’est dans leurs multiples passages entre luttes joyeuses et abattement, entre cruauté et malaise comique, entre écrasement et apothéose que ces pièces parcourues par une humanité  incroyablement vibrante relèvent à la fois du geste singulier et de l’universel. « Si j’ai été amenée à questionner ma féminité, ce n’est pas parce que je viens des quartiers. C’est parce que je suis une femme en 2023. Et que toutes les femmes, de la bourgeoise à l’ouvrière, se posent cette question. C’est sans doute pour cela que Kheir Inch’ Allah est universel. Nous nous  retrouvons dans nos souffrances. Même si elles prennent des formes différentes, elles nous traversent de la même manière », insiste Yousra Dahry

 

C’est la force d’un festival comme Avignon, les mouvements peuvent tout aussi bien venir de la périphérie que du centre. C’est en ce sens que les artistes belges peuvent y susciter l’espoir et  nourrir de belles promesses d’avenir. Ils nous rappellent à cette vérité : à Avignon, nous nous y voyons comme nous devons exister. Par (le) cœur. 

 

Par Sylvia Botella

 

Cet article est issu de la Revue W+B n°161.

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