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La Dame d'Avignon

23/04/2024
Jeannine Horrion, fondatrice et directrice du Théâtre Episcène à Avignon © Gilman de Herve

Un lieu à son image, chaleureux, vivant, varié, engagé, emporté et heureux. Un lieu à la programmation majoritairement belge. Un lieu qui vit, évidemment, l’été, lors du festival, mais aussi l’hiver, lors du bien nommé - humour belge oblige – « Ceci n’est pas un festival ». Rencontre au fil des saisons.

 

Avignon, juillet 2023. Chaleur, clameurs, animation dehors. Jeannine Horrion nous reçoit à l’intérieur, dans la fraîcheur de l’appartement situé au-dessus du Théâtre Episcène. SON théâtre. Pour nous expliquer comment elle, femme d’art mais pas  de théâtre - elle a étudié l’art plastique à Liège avant de devenir prof de dessin - a pris les rênes d’un théâtre à 1.000 km de son lieu d’ancrage, le Plateau de Herve. Dans la Cité des Papes, monstre sacré, vitrine tout l’été du théâtre européen. Parce qu’évidemment elle n’a peur de rien, comprenons-nous, cette mère de six enfants qui n’a jamais hésité à retrousser ses manches pour affronter avec joie, encore et encore, d’autres boulots, d’autres environnements, d’autres défis. Et aussi parce que coule dans ses veines l’amour des gens et l’amour des liens, c’est certain. Parce qu’il ne faut pas attendre longtemps, quand on discute avec elle, pour comprendre que son carburant à elle, c’est bien ça : lier, relier, nouer, échanger. Un amour du lien, de la fête, de la chaleur humaine qui lui vient de ses racines. Quand, petite fille, elle attendait impatiemment à l’aube déjà de pouvoir lire le programme du Théâtre des Galeries où ses parents avaient un abonnement. « Ils y allaient le samedi soir. Le dimanche, je me levais avant tout le monde, et j’allais feuilleter le programme. Ça me faisait voyager. Mon père était maçon carreleur, ma mère issue d’un milieu hyper modeste. Donc je suis d’un milieu très modeste. Mais la transmission par le théâtre y était essentielle. Mon père se créait une petite enveloppe pour pouvoir se permettre ces sorties au Théâtre des Galeries - le théâtre se déplaçait en région à l’époque. Dans la fameuse enveloppe, une partie du budget pour les programmes. Et moi, le dimanche matin, imperturbablement, je me levais, accourant vers mon père et lui demandait : ‘tu m’as ramené le petit livre, hein ?’ Je le lisais patiemment, l’explication de la pièce, le nom des comédiens - que je pourrais d’ailleurs toujours citer de mémoire. Puis le plus grand plaisir, lors de ce petit déjeuner, c’était d’écouter ce père, un homme à la vie besogneuse, nous raconter sa vision de la pièce. Il riait, c’étaient des moments uniques. Je me rappelle donc le bonheur que ces moments de théâtre pouvaient provoquer, en lui, en nous ». Puis il y a eu les premières sorties de Jeannine elle-même au théâtre. Un souvenir ému. « C’était au Théâtre du Gymnase, à Liège, où j’ai découvert les classiques et je me suis rendu compte, après, à quel point ça avait nourri mon imagination, permis de rêver ». Jeannine bifurque ensuite sur ses études artistiques. Puis, après l’éducation de ses six enfants en travaillant et changeant plusieurs fois de profession, elle a l’envie claire de « réaliser un dernier projet ». Elle découvre alors le théâtre, à plusieurs niveaux, comme elle le dit. « J’ai fait du théâtre amateur, j’ai joué avec mes filles. Et j’ai découvert de nouvelles belles choses dans cet univers-là ». 

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Concrétisation

Alors elle le décide. Son « dernier » projet, ce sera un lieu de théâtre. A faire vivre, sourire, tisser. Sauf que ce lieu, il faut le trouver. Puis gérer une programmation, des personnes qui la suivent - ses filles seront d’ailleurs essentielles dans ce  parcours. 

 

Ce lieu, ce sera Episcène. Un lieu qui appartient désormais à son mari et à elle. Un lieu qu’elle a cherché durant deux ans. Son mari lui avait laissé carte blanche. Elle s’est adressée à des agences immobilières, des notaires. Le régisseur belge qu’elle emmène avec elle dans l’aventure a un ami avignonnais, régisseur du Ninon, l’actuel Episcène. « Très honnêtement, le lieu à l’époque a un gradinage, un plateau, mais pas de billetterie, pas de boîte noire. Et pas d’équipe ! ». Rappelons-le, on est à Avignon, certains lieux sont davantage des lieux d’économie du spectacle à haut rendement que de véritables lieux de vie et d’accueil. Mais Jeannine se relève les manches et s’attaque aux manquements du futur Episcène. Parce que « quand, après des visites et des visites, je suis enfin entrée dans ce lieu, je me suis dit : ça, c’est chez moi. Alors oui, l’appartement dans lequel on vit - et où on accueille les artistes lors des festivals - était un peu ‘tout pourri’. Mais je voulais que cette rencontre, ce lieu, d’autres le rencontrent aussi ». Alors elle l’achète, et en prend la direction. 

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Un pas en avant, mais de bons bagages

Alors, de fille d’ouvrier à directrice de théâtre dans la Cité des Papes, peuton parler de transfuge de classe, de réussite sociale ? « C’est un terme à la mode. Alors, oui, je suis fille d’ouvrier et de mère au foyer. Mais dans ce foyer, on aimait la fête, le travestissement, l’art ». Et ça, ça vaut tous les enseignements. Son régisseur, Hugues, est dans un moment de sa vie où, après avoir travaillé aux Halles - lieu essentiel du Off d’Avignon - et dans le In, souhaite un boulot fixe, qui ne soit plus saisonnier, et surtout qui lui permette une vie de famille. La famille et la vie Episcène est née. On est en 2018. Et le transfuge social, quand on a une famille et un lieu… ce n’est pas la priorité des conversations et des actions.

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Froid dehors, chaud dedans

Avignon, quelques temps plus tard. Novembre 2023. On retrouve Jeannine dans le même appartement. Le chocolat chaud a remplacé l’eau glacée. C’est que le mistral souffle, fort et froid et que les feuilles volent dans l’air plutôt que de protéger des rayons du soleil. Mais l’énergie est la même l’été que lors du « Ceci n’est pas un festival », panel de spectacles belges choisis par elle en Cité des Papes, l’hiver. Une bulle qui fait du bien et qui fait rire, aussi, surtout. Sourire, aussi et réfléchir, beaucoup. 

 

En plein milieu de l’animation de ce festival, qui fut mini, mais qui grandit, grandit, elle prend le temps de nous parler aussi de son travail à l’année avec les écoles des environs. « On travaille beaucoup avec l’école Simone Veil. Elle a un budget, mais il faut savoir qu’il est de 4 euros par enfant. Or solliciter les parents, dans certaines familles, ce n’est pas possible. Il n’est pas dans les mœurs de donner de l’argent pour aller au théâtre, il y a d’autres priorités. Parce qu’Avignon, ce n’est pas seulement les Parisiens et cultureux en tout genre qui peuplent les rues de juillet. C’est aussi des quartiers sensibles, paupérisés. Donc évidemment, on a accueilli des enfants de famille confortables de l’intra muros, et j’en suis très fière, mais on a aussi accueilli des enfants de quartiers dans lesquels le théâtre était une inconnue. Des petits bouts arrivés devant le cordon d’entrée, et à Hugues - désormais directeur technique avignonnais, cheville essentielle de la mécanique d’Episcène - ils  se disaient heureux d’aller au cinéma. Alors il leur répondait que non, ils ne venaient pas au cinéma mais à quelque chose de beaucoup plus chouette, avec des personnes en vrai sur la scène. Et là, les gamins découvrent un autre monde. Et les parents qui emmènent ces enfants me disent que c’est, pour eux tous, merveilleux ». Dans cette démarche, il y a eu des divorces. Jeannine est catégorique, c’est une question de mentalité, d’ouverture. « Les Belges avec qui j’ai commencé n’avaient pas nécessairement les mêmes objectifs humains, ni même artistiques. J’accorde beaucoup d’importance à l’accueil. Je veux que ces personnes qui accueillent le public soient ad hoc, bienveillants. Notre société est trop rude, on peut y vivre trop de choses, réelles. Alors qu’au théâtre, on est dans une bulle. On peut y vivre des moments humains. Ce sont les choses qui m’ont nourrie dans la vie, ma base, il est essentiel de conserver ça, s’écouter, écouter les autres, faire attention à ce qu’ils soient bien ». 

 

Et à Episcène, ces contacts essentiels pour Jeannine sont prolongés par ses filles et son équipe, qui elles-mêmes accueillent au mieux les personnes de passage, artistes, techniciens, public. Comme une passation tant humaine qu’artistique. Un lien dans le prolongement. D’ailleurs, on a pu le voir cet été, en fin de festival, la rue devant le théâtre est remplie, on y fait la fête, les compagnies des autres années reviennent… « On ferme les portes à 7h du matin. C’est comme ça. On bosse beaucoup, mais quand c’est fini, on sait toujours accueillir. D’une autre façon ».

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Epilogue

Décembre 2023. Coup de fil entre Avignon et Bruxelles. Fin du festival d’hiver. Jeannine est sur un nuage. C’est fini et les compagnies n’ont pas failli à la tradition. Elles sont venues offrir une petite bouteille à Jeannine et l’embrasser une dernière fois (avant la prochaine). Lui dire merci. Prendre le temps de quitter ce cocon de douceur et d’échange. Chocolat chaud en hiver, eau fraîche en été. Chauffage en hiver, clim en été. Frigo à disposition, wifi et terrasse, toujours. Et lits pour les siestes. Un lieu d’accueil, de passage et de passation. Pour que le théâtre vive humain, été comme hiver, un peu en dehors de la folie de la capitalisation avignonnaise. Et ça, ça fait un bien fou… 

Infos pratiques

  • Théâtre Episcène, 5, Rue Ninon Vallin, 8400 Avignon.
  • Le lieu accueille le festival l’été, dans le Off, et accueille les compagnies sous forme de convention. Date de remise des dossiers le 1er décembre pour l’année suivante.
  • Toute l’année, il accueille des compagnies pour des résidences, moments de création, mais aussi des particuliers ou entrepreneurs. L’appartement est composé de 4 chambres (9 couchages) et peut être loué séparément.
  • Programmation des saisons à venir

 

Par Isabelle Plumhans

 

Cet entretien est issu de la Revue W+B n°163.

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