Arnold Grojean, en âme et conscience
Comme toutes les histoires de vie, celle d’Arnold Grojean commence par une naissance. Bruxelles, 1988. Information laconique il est vrai puisque le jour et le mois ne sont pas précisés quand on l’interroge en visioconférence. Et très vite, en l’écoutant se raconter depuis son studio situé à Bamako, on en comprend la raison. Ce sont là des détails inutiles dans le parcours de l’artiste. L’essentiel est ailleurs… Dans l’adolescence notamment, cette dernière étant faite de plusieurs bouleversements. Le premier, à douze ans à peine. « Ma rencontre avec le prestidigitateur Christian Chelman a été un moment déterminant pour moi, précise Arnold Grojean. Elle a eu lieu par hasard dans l’arrière-salle d’un magasin de magie bruxellois. Je rêvais d’apprendre et j’étais en admiration devant lui. Imaginez… C’est un des pionniers de ce qu’on appelle la magie bizarre, une pratique qui mélange le mentalisme et l’utilisation d’objets sacrés ». Coïncidence heureuse : l’homme lui propose de l’initier à cette pratique. Arnold Grojean suivra alors Christian Chelman quelques années durant lesquelles il sera son seul élève. Le reste du temps, il y a l’école. Et là, rien à signaler.
Arnold Grojean préfère parler de ce qui l’a façonné. Comme la découverte de la méditation et un déménagement dans le quartier Matongé à l’âge de seize ans. L’occasion d’apprendre à vivre seul et de s’ouvrir à d’autres univers. « C’était ma première approche avec l’Afrique. Je ne savais pas encore que ce continent allait me passionner par la suite… A cette époque, je méditais quotidiennement en forêt de Soignes en me servant de psychotropes et de plantes sacrées ». Une expérience qui lui donne envie de prendre une année sabbatique une fois son diplôme en poche. Le jeune homme voyage alors en Inde et au Mali pour approfondir ses connaissances. Le yoga n’est pas encore à la mode. « Je ne pouvais pas en parler avec mes camarades. Ils ne m’auraient peut-être pas compris… En Inde, j’ai pu aller dans différents ashrams. Mais le moment le plus puissant a eu lieu quand j’ai posé le pied en pays Dogon. Je ne connaissais pas du tout cet endroit. Je ne pouvais même pas imaginer que ça puisse exister sur terre. Ça a été l’expérience la plus incroyable de ma vie. Une vraie révélation ! ».
De retour en Belgique, il n’a donc qu’une idée en tête : repartir au Mali. Aucune autre destination ne l’intéresse. « Cela peut paraître paradoxal car je suis Blanc mais je me suis senti chez moi au pays Dogon. Ce lieu me correspondait et je voulais à tout prix y retourner ». En attendant, il s’inscrit dans une école d’art bruxelloise, le 75, où il choisit la photographie comme discipline. « En fait, je ne m’identifie pas comme photographe même si c’est un médium avec lequel je suis à l’aise. Aujourd’hui, je pratique davantage la danse et la sculpture. Mais ces études ont été très riches. Le 75 est une école très ouverte et le corps professoral n’y est pas limitant puisqu’on m’a permis de faire mes projets au Mali ». S’ensuivent alors des allers-retours pendant les deux premières années, la troisième étant chamboulée par une expérience personnelle très prenante. « Lors de ma dernière année d’études, j’ai décidé de me séparer de tout ce que j’avais : objets, photos, dessins, relations... Le processus a duré douze mois et ne me permettait plus d’assister aux cours. Car je me suis beaucoup isolé, j’ai fait une sorte de table rase du passé… Mon cursus scolaire devenait dès lors incompatible avec mes aspirations spirituelles ».
Retour alors au Mali où il reste deux ans et où il se remet doucement de son expérience. L’occasion de renaître autrement. Arnold Grojean s’intéresse aux enfants des rues qu’il suit et photographie… Ça donne « Koungo fitini », un projet qui va le pousser à se réinscrire au 75 dont il sort finalement avec les félicitations du jury. Grande distinction et Prix Roger Deconinck 2015. De quoi se sentir pousser des ailes… « Koungo fitini veut dire ‘problèmes mineurs’. C’est un jeu de mots pour mettre en avant le fait que ces enfants ne sont pas la priorité de l’État malien et puis, il y a une addiction à la rue qui fait qu’ils ont beaucoup de difficultés à être réintégrés dans un parcours de vie ». Une situation qui a suscité pas mal d’interrogations chez l’artiste. Pourquoi ces enfants retournent-ils à l’endroit dont on a voulu les sauver ? La question est là, et pour y répondre, il va tenter de retrouver ces jeunes personnes livrées à elles-mêmes. « L’un d’eux m’a expliqué qu’une fois que tu as goûté à la rue, ça entre dans ton sang et tu ne peux plus t’en passer ».
Un certain mysticisme
Arnold Grojean aime comprendre. Et s’il fallait le décrire au premier abord, on pourrait rajouter qu’il est posé. Il parle avec beaucoup de douceur. Il est au diapason du serpent qui s’enroule délicatement autour de lui. Image saisissante et finalement très banale une fois qu’on entrevoit les contours de son univers. « Je ne pratique aucune religion mais je dois dire que l’animisme m’intéresse même si je n’en connais pas la signification exacte… En fait, je ne suis pas dans des recherches anthropologiques mais empiriques. Je préfère me faire ma propre définition des choses. J’aime sonder par moi-même ». Une démarche qui va jusqu’au pays Dogon. Il a un tel respect pour ce lieu qu’il est incapable de le prendre en photo (à l’exception de quinze négatifs réalisés en 2011, conservés au Surnateum). Trop sacré. Trop peur que cette terre lui en veuille de capter des images. Il ne veut pas d’interférence. Seule l’énergie compte… Et celle qu’il dégage est très forte. On pourrait même parler d’aura. Arnold Grojean a quelque chose de mystique. Il privilégie le cheminement au résultat. « Quand je me suis séparé de tout ce que je possédais en 2012, je n’avais plus de repères, et cela fait qu’on ne peut plus être le même qu’avant. Peut-être que je le referai… Je ne serais pas étonné que cela se reproduise. Du coup, ce que je crée n’est pas si important. C’est surtout le processus qui compte ».
Preuve en est donnée dans le temps nécessaire à l’artiste pour accepter de montrer ce qu’il fait. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’il diffuse le court métrage qu’il a réalisé en 2015. Et il faudra peutêtre encore des années avant de voir ce qu’il fabrique actuellement. « Je suis patient… J’ai besoin de prendre du recul. Je ne montre que des choses qui sont dépassées pour moi. Je veux éviter d’être influencé. Je ne voudrais pas qu’on juge puisque moi-même j’évite ça. J’ai envie d’apprendre à connaître mon sujet avant de le livrer aux autres ». Le dernier projet n’a pas de nom. Mais il en impose. En 2019, Arnold Grojean a réalisé une sculpture de deux mètres de hauteur sur deux mètres de large. Profondeur : un mètre. Poids : deux cents kilos. Une œuvre qui a nécessité cinq mois de travail, cinquante-six cornes de bovins et bien sûr des objets sacrés… Au centre se trouvent un masque en bronze senoufo et une coiffe camerounaise utilisée lors des danses traditionnelles. Création parmi d’autres qu’il souhaiterait voir exposées dans une galerie en concordance avec ses valeurs et qui pourrait le représenter. « Pour moi, l’art est une danse au milieu de la forêt. L’état dans lequel je suis lorsque je crée est ce qui m’importe le plus. Je suis prêt à tout pour risquer ça ».
Infos supplémentaires
- Arnold Grojean a reçu le Prix National de la Photographie 2021 de Belgique
- Le projet KOUNGO FITINI a participé à la 13e édition de la Biennale de la Photographie Africaine de Bamako sous la forme d’une exposition financée par l’Union européenne
Par Nadia Salmi
Cet article est issu de la Revue W+B n°159.